mardi 23 janvier 2018

Edgar Allan Poe (dessin d'Eric Doussin, accompagné d'un conte à la manière de)

Eric Doussin



Le puits des images

                                   « La vérité n’est pas toujours dans un puits.»
                                                                      Edgar Allan Poe

                                                           Pour Kelig,

Selon la légende, désireux d’acquérir la connaissance, le messager plongea entièrement son visage dans le puits des images.
C’était par une nuit où la lune était à son périgée.
Le puits que l’on s’obstinait à nommer ainsi par respect des traditions n’était pas une excavation profonde au-dessus de laquelle il eût été difficile de se pencher ; non, c’était au milieu d’un petit jardin laissé à l’abandon une simple vasque de marbre blanc où croupissait un fond d’eau verdâtre.
Vainquant sa répugnance, tant son reflet dans l’eau était trouble, le messager y plongea son visage ; et pour les quelques villageois que la rumeur de cette folie avait amenés là, ce fut un curieux spectacle que de voir dans la lumière blafarde de la lune le messager relever au bout d’un moment sa tête dégoulinante d’eau.

Aussitôt ces quelques témoins reculèrent effrayés, tant l’homme ne se ressemblait plus : ses traits s’étaient parcheminés et ses cheveux avaient blanchi ; il regardait autour de lui comme un fou, les yeux agrandis par l’horreur ; il titubait plus qu’il ne marchait, il semblait avoir perdu tout à fait la raison. Dégoûté, un vieillard dit qu’on l’avait bien prévenu et s’en alla en haussant les épaules.
Celui qui avait été un jeune messager promis à un bel avenir et n’était plus qu’une pauvre chose hébétée d’un coup s’écroula dans l’herbe humide et par un reste de superstition tous se penchèrent pour entendre ses derniers mots : peut-être avait-il malgré tout au prix de sa vie acquis la connaissance ?
Hélas, ils ne comprirent rien à ce qu’il marmonna dans une langue qui n’était pas la leur et ne ressemblait à aucune de celles qu’ils connaissaient ; mais tous virent les larmes rouge vif qui s’écoulèrent lentement de ses yeux, quand il rendit son ultime souffle.


portrait de l'auteur (avec chien)

Hambourg



       Ce que j’aime chez Pierre Bonnard – L’exubérance des couleurs, cette manière de donner une dimension presque onirique à des scènes empruntées à la vie quotidienne, ceci naturellement ; mais aussi le regard, ce regard sur les bonheurs simples de la vie – avec parfois, une pointe de malice, comme chez Picasso –, ce sens du détail touchant ou par exemple, cet amour visible des animaux… (Note extraite de mon Journal)


mercredi 17 janvier 2018

regarder les choses avec attention




« Je me rendis compte que je n’avais jamais acquis l’habitude de regarder les choses avec attention, et maintenant que cela m’était demandé, les résultats étaient lamentables. Jusque-là, j’avais toujours eu un penchant pour les généralités, une tendance à remarquer les similitudes entre des objets plutôt que leurs différences. J’étais plongé maintenant dans un monde de particularités, et la tentative de les évoquer en paroles, d’en reconnaître les données sensuelles immédiates, représentait un défi auquel j’étais mal préparé.» (Paul Auster, Moon Palace)


dimanche 14 janvier 2018

l'absence (extrait accompagné d'un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin


Et il marche, il erre, il va au hasard, il a l’impression de n’être plus qu’un automate, une marionnette dont quelque part quelqu’un agite les fils, il pourrait fermer les yeux, oublier où il se trouve, il n’a qu’à se laisser porter, pour tituber jusqu’à son but, comme l’ivrogne qui peut accomplir sans même s’en rendre compte le trajet du bar où il s’est abruti jusqu’à la porte de chez lui ; mais lui ne rentre pas, il s’éloigne de chez lui, il n’a plus de chez lui, ce qu’il appelle encore son chez lui est cet appartement où il étouffe, où il a l’impression d’être enfermé comme dans une cellule, dont il a l’impression que tremblent, bougent et se rapprochent les quatre murs, dont il doit sortir au plus vite, enfilant sa veste, dévalant en toute hâte les marches de l’escalier, pour dans un grand soupir de soulagement se retrouver à l’air libre…

Il a dû s’appuyer un instant contre le mur ; de cela il se souvient… Il a dû s’appuyer un instant contre le mur, pour reprendre son souffle, calmer l’affolement de son rythme cardiaque, il a dû s’appuyer un instant contre le mur pour, comme l’homme qui a cru se noyer sort enfin la tête de l’eau, reprendre son souffle, calmer l’affolement de son rythme cardiaque, calmer son cœur qui battait à tout rompre…

Il ne sait pas à quoi précisément il a échappé, il ne saurait nommer précisément ce à quoi il a échappé en sortant de chez lui, en enfilant la veste, en dévalant les marches : tout ce qu’il sait, c’est qu’il a échappé à quelque chose de terrible, d’effrayant, quelque chose qui l’a vidé de toute substance et qu’il ne veut plus connaître… Quelque chose qu’il doit fuir, dont il sait que cela reviendra, dont il a eu entre les quatre murs de son appartement comme le pressentiment, dont il a pu connaître certains signes avant-coureurs alors qu’il était debout devant sa bibliothèque, ou penché au-dessus de sa baignoire qu’il voulait nettoyer, récurer, faire briller… Une soudaine vision : du sang s’écoulant du pommeau de douche, un flot noir de sang qui à mesure qu’il s’écoulait, lentement, salissait et rendait compromettante la blancheur de l’émail…

Et il n’a plus la force de faire quoi que ce soit contre ce genre de visions, elles le prennent par surprise, au moment où il s’y attend le moins, alors qu’il est tout occupé de classer ses livres ou de nettoyer sa baignoire : il n’a plus la force de leur résister, leurs assauts sont dévastateurs, leurs coups portent et le laissent pantelant, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir d’une manière ou d’une autre, qu’à leurs assauts, à leurs attaques répétées, à leurs attaques-éclairs, il ne saurait résister plus longtemps, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir, tout ce qu’il sait, c’est qu’il ne doit pas se laisser envahir, annexer, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir, même si pour cela il doit enjamber le parapet du pont, même si pour cela il doit se laisser tomber dans les eaux noires et froides de la rivière qui traverse et scinde en deux rives la petite ville où depuis toujours il habite et que jusqu’à ce soir, il n’a jamais vraiment quittée



Le texte est un extrait de la nouvelle L'absence, écrite en 2005.

mercredi 10 janvier 2018

la mort tiède (note de mon Journal)

pour François,


La mort tiède – L’autre soir, alors que je ne parvenais pas à dormir, m’est revenue à l’esprit une suggestion faite par un ami, pour écrire : la mort tiède… Tel serait le beau titre d’un texte que je n’écrirai pas. Mais il était à l’origine question je crois de Bartleby, l’énigmatique personnage de Melville, qui meurt sans révolte ni hauts cris, se laisse aller à mourir, comme quelqu’un qui glisse sur une pente légère et ne résiste pas, par désespoir personnel, et en emportant avec lui son secret, qui, dans le cas du malheureux Bartleby, était peut-être de n’en avoir aucun… Et, le scandale de la mort de cet innocent, que son innocence rendait inadapté, demeure évidemment inaperçu… Bartleby meurt dans une prison, comme un vulgaire criminel et sa mort n’a qu’un témoin : l’Avoué, ce très étrange narrateur de l’histoire, sans doute secrètement épris….

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Bartleby est la plus célèbre nouvelle d’Herman Melville et un exemple typique de ce « rapide obscurcissement » à l’œuvre dans nombre de ses écrits. Ou, comment en une quarantaine de pages, une histoire étrange, cocasse et très drôle, devient tragique et bouleversante.

Bartleby est ce personnage qui se sépare radicalement du monde par une formule qu’il répète et qui crée le désordre autour de lui : « I would prefer not to ».

Les lectures et les interprétations de ce conte à la Dickens et du personnage – symbole tour à tour de l’écrivain ou de « la résistance passive » – sont innombrables. Mais les plus belles et les plus profondes sont celles de Maurice Blanchot et de Gilles Deleuze.






mardi 9 janvier 2018

confession d'un mécontent

Confession d’un mécontent

            « Mécontent de tous et mécontent de moi… »
                        Charles Baudelaire (À une heure du matin)

Dans le fond puritain,
Je ne désire nullement
Me mêler au tapage,
Etre du goût du jour la putain ;

Et j’enrage en silence
Quand je lis, vois ou entends
Ce dont s’étourdissent tant
De mes contemporains !

« Efforce-toi de ne pas être de ton temps »,
Comme l’écrivait un philosophe allemand.
Oh je ne peux pas, l’époque hurle en moi !
Seule s’accroît la distance…


                                        Frédéric Perrot

samedi 6 janvier 2018

l'échelle de l'évasion (accompagné d'un dessin de Jimmy Poussière)

Jimmy Poussière


L’échelle de l’évasion


La belle captive traverse les jardins
La lune est sa complice éclaire le chemin
Contre le mur d’enceinte du somptueux palais
Bien au-delà des arbres et de la roseraie

Son amant a dressé une échelle de bois
Il a tué les chiens fait boire les gardiens
Et trépigne comme un animal aux abois
En pensant à sa nuit et aux draps de satin

Comme l’écart est grand entre les yeux humides
De la pâle jeune fille et les gestes hâtifs
De son terrible amant qui de son corps massif

La renverse pèse de tout son poids – Sordide
Etreinte dans l’herbe au pied même de l’échelle
Promesse d’évasion et d’une vie plus belle



                                Frédéric Perrot